«A Tonneins, on vit l'agonie du tabac brun»
Le site du cigaretier Altadis doit fermer en 2004. Les salariés misent sur un projet de diversification.
GOINERE COLETTE
Bordeaux de notre correspondante
Chaque fin de semaine, c'est la même atmosphère. Le vendredi, l'usine d'Altadis, à Tonneins, dans le Lot-et-Garonne, est vide. Les soixante-quinze ouvriers sont partis s'aérer. La chaîne de battage qui sépare le parenchyme, la partie tendre de la feuille de tabac, de la nervure principale est au repos. Ne reste que l'odeur persistante et tenace du tabac froid. Ne reste que Philippe Poyen, le patron de l'unité de traitement et battages. Seule sentinelle à veiller sur 10 000 tonnes de tabac brun, stockées sur 90 000 mètres carrés, répartis sur les 22 hectares du site.
Cigarillo au bec, Philippe Poyen se laisse aller à la nostalgie : «On vit l'agonie du tabac brun. Il ne fait plus rêver.» Et rumine les mauvaises nouvelles. Tous les jours, il doit faire avaler la pilule aux 75 ouvriers. Gérer une mort annoncée. Celle de la fermeture du site de Tonneins, programmée pour 2004 par le groupe Altadis qui met le paquet dans un vaste plan de restructuration (lire encadré). Du coup, à Tonneins, on broie du noir, et on ralentit la cadence de ce site qui traite et stocke le tabac alimentant l'usine de cigarettes de Lille et celle de Metz spécialisée dans le tabac à rouler. «Depuis septembre, nous enregistrons une chute de la production. Je n'ai pas trouvé la recette miracle pour intéresser les salariés à leur travail. Ils sont trop inquiets», lâche Philippe Poyen. Même s'il sait qu'il peut compter sur le cégétiste Alain Glayroux, «un gars sérieuxÊavec qui on ne se tire pas dans les pattes».
Un millier de salariés. Seule certitude : les salariés de Tonneins jouent leur dernière carte. En 2000, ils ont assisté, impuissants, à la fermeture de la Manufacture des tabacs : 332 emplois de la «Manu», comme on dit ici, sont partis en fumée. «C'est tout un pan de notre économie qui s'est effondré. Tonneins a toujours vécu de l'industrie tabacole. A son apogée, dans les années 70, la manufacture produisait 10 milliards par an de Gauloises et employait plus d'un millier de salariés», se souvient Jean-Pierre Moga, ancien chef de laboratoire à la Manu, aujourd'hui maire de Tonneins.
Histoire rendue. Pour cette petite ville de 9 400 habitants, la fermeture a laissé des traces. Elle a vu s'envoler 7 millions d'euros de taxe professionnelle. Une centaine de salariés est partie travailler sur d'autres communes. Ceux qui sont restés et qui avaient entre 50 et 55 ans ont perdu 47 % de leur salaire. Malgré tout, Tonneins peut se réjouir d'avoir pu garder la petite usine de battage, située en dehors de la Manufacture, et les archives liées à l'histoire du tabac. Les salariés de Tonneins, Alain Glayroux en tête, passionné par l'histoire de sa commune, ont remué ciel et terre pour conserver les documents (1 500 planches) qui devaient quitter Tonneins pour le centre d'archives d'Altadis. Ils en appellent aux politiques, au ministre de la Culture. Finalement, en 2001, ils obtiennent gain de cause et récupèrent leurs archives. Leur histoire leur était rendue. Ils pouvaient un peu respirer.
Aujourd'hui, les salariés d'Altadis essaient de croire au projet de diversification de l'unité de traitement et battages. Porte-parole de l'intersyndicale, Alain Glayroux se démène comme un beau diable pour sauver le site. «Tous les cigaretiers se diversifient. Il n'y a qu'Altadis qui reste pieds et poings liés au tabac. Pourquoi ne pas travailler une fibre végétale», interroge-t-il. Et de proposer de passer du tabac au bio, en se tournant vers le chanvre, «une planteÊqui assainit la terre, pompe les nitrates, pousse en zones inondables». Et généreuse avec ça. On peut faire du tourteau de chanvre pour nourrir le bétail. Ou élaborer des panneaux isolants. Le chanvre serait un excellent isolant phonique pour l'habitat. «On a le personnel, on est relié à la voie ferrée. Des agriculteurs du coin seraient prêts à se lancer dans cette nouvelle culture. Il nous faut convaincre Altadis de nous laisser les locaux pour l'euro symbolique», s'enflamme Alain Glayroux. Et, bien sûr, trouver l'industriel qui tentera l'aventure du chanvre. Ce n'est pas gagné.
Manifestation. «Le chanvre, c'est une idée à creuser qui nécessite la mise en place d'une filière complète. Y a-t-il réellement un marché ? Est-ce que cela est compatible avec la stratégie d'Altadis ?», s'interroge, dubitatif, Jean-Pierre Moga. Le 25 octobre prochain, jour de marché, les salariés ont décidé d'envahir le centre-ville. Et d'aller à la rencontre des Tonnincais. Pour parler de leur métier. Pour «exister encore». Pour ne pas se faire planter.
source Libération, 07.10.03: http://www.liberation.fr/economie/0101456585-a-tonneins-on-vit-l-agonie-du-tabac-brun